« Las..., je suis là..., dans ta main..., insignifiante..., amputée..., réduite à....
Et pourtant ....
Il y a fort, fort longtemps, par des temps sans âge, dans une contrée très… très lointaine.... J’étais un arbre !
Un arbre majestueux, merveilleux, qui se dressait au-dessus de tous les autres dans cette forêt luxuriante.
Un arbre… tellement grand, que l’on aurait dit que son tronc faisait le lien entre ciel et terre...
Un arbre… tellement fort, qu’une centaine d’homme ne suffisait pas à en faire le tour...
Un arbre… tellement bon, qu’il offrait le déploiement de ses branches et l’ombre de ses feuilles comme refuge à des milliers de petits animaux...
Un arbre… tellement heureux d’être là, que ses racines étaient inextricablement enfoncées dans le sol, profondément attachées à sa terre nourricière...
Un arbre… tellement vivant, que sur son écorce, la main pouvait sentir tous les pleins et les déliés de la vie...
Je vivais là, heureux, avec ma famille et mes amis qui m’entouraient. Lorsqu’un jour, un riche armateur croisa mon chemin, brutalement, inexorablement ! J’ai d’abord cru que le ciel me tombait sur la tête, mais non, c’est ma tête, qui tombait vers le sol... et là, j’ai cru que tout était fini...
On m’écorcha, me coupa, me débita... pour faire de moi des grandes planches bien droites, plates, et puis... un cylindre, long, très long, bien droit, bien rond, bien gros... je me suis bien demandé pourquoi les Hommes avait besoin de moi sous ces formes... et puis ... j’ai compris...
Ces planches se sont retrouvées liées ensemble, pour devenir une superbe, magnifique, majestueuse armature de navire. Et moi, et bien moi, je me suis dressé, un peu comme avant, et un peu différent, droit, fier, grand, indispensable, sur ce navire, entre ciel et mer...
Nous en avons fait ... de merveilleux voyages, nous en avons vus ... de somptueux paysages, nous en avons essuyés ... de terribles tempêtes, nous en avons vécus ... de superbes aventures....
Chaque départ était une inconnue, et chaque arrivée... une fierté d’avoir accompli un périple extraordinaire...
J’ai navigué ainsi avec ces parties de moi-même, longtemps, longtemps, très longtemps... jusqu’au jour où...
Une tempête, plus forte qu’une autre...
Un rocher, plus près qu’un autre...
Et tout s’est dispersé....
Je me suis réveillé, là, sur le sable, je ne sais où, seul.
Et j’y suis resté .... je ne sais plus... un certain temps !
Jusqu’au jour où un marchand de bois a croisé mon chemin. Avec l’aide de ses ouvriers, il m’a emmené chez lui, m’a examiné, couper, scier, façonné.... Encore !!!
J’ai voyagé, inconfortablement installé à côté de mes congénères, sur des routes cabossées, dans une pauvre charrette. J’ai cru que le faste des mers, de ma forêt, étaient définitivement derrière moi, et pourtant...
Je me suis retrouvé devant une bâtisse immense, indescriptible, superbe, ...
Il en a fallu des bras pour me hisser là-haut. Je suis devenu la pièce maîtresse dans ce château, dans cette salle...
Ah, mes yeux revoient encore, à la lueur des chandeliers, ces tentures accrochées aux murs, ces interminables tables chargées de victuailles toutes plus appétissantes et colorées les unes que les autres. Et ces messieurs, dans leurs plus beaux atours, charmant ces dames, qui rivalisaient d’imagination et d’audace dans leur parures et leurs chiffons, afin d’être celle que les seigneurs de ces lieux allaient remarquer.
Toutes mes fibres résonnent encore de ces notes, que ménestrels et troubadours égrenaient de leurs doigts agiles.
Les années ont passées...tranquillement...sereinement...Les Hommes se sont succédés au-dessous de moi. Mes yeux les ont bien vus ces robes s’arrondirent et se gonfler…ces perruques fleurirent sur ces têtes fardées.
Et puis cette musique si douce à mes oreilles, s’est transformée en un hymne bien révolutionnaire pour l’époque.
Une nuit plus sombre qu’une autre, ils sont arrivés avec grand fracas. J’ai eu l’impression que cela durait une vie... et lorsqu’ils sont partis, au petit matin, le château devait illuminer la campagne à 10 000 lieux à la ronde..
Plus ces diables dansants me léchaient les flans, et plus je pensais à ma forêt bien aimée...
Je pense avoir perdu connaissance, bien avant de toucher le sol....
C’est cette odeur de fumée qui m’a fait revenir à moi. Comme un souvenir ravivé, douloureux.
La chaleur que ressentait mes entrailles était pourtant différente...plus douce...plus rassurante... plus sereine...
Et ce fumet !
Humm ! ce fumet qui se dégage...
Oh oui, ce fumet...toutes mes cellules olfactives s’en souviennent encore...
Et comme elles se sont accentuées ces effluves, quand elle s’est approchée de moi avec sa grande cuillère.... J’ai su que la saveur était à la hauteur du parfum, quand elle a posé son ustensile sur le rebord de mon manteau...
Les années suivantes furent tout aussi douces... J’ai vécu ainsi au rythme des familles qui se sont succédées. J’avais l’impression d’être le centre du monde durant ces soirées où tous se réunissaient autours de moi.
D’aucun y allait de sa petite...et sa grande histoire...
A la lueur de l’âtre, je pouvais voir les yeux des enfants briller en même temps que l’émail de leurs dents se dévoilait au fur et à mesure que la commissure de leurs lèvres remontait...
J’ai partagé avec eux la joie d’une nouvelle naissance, d’un mariage...
J’ai pleuré avec eux la survenue d’une mort.
Pour la première fois depuis fort longtemps, j’ai eu l’impression de faire partie des leurs, d’avoir à nouveau une famille.
Cela devait avoir une fin...
Elle est arrivée en même temps qu’une grosse boite en fonte. On m’a alors mis de côté. Je ne servais plus à rien, je n’étais plus à la mode...
C’est un jeune sculpteur qui vint me retirer de ma retraite. J’ai alors de nouveau été façonné tel que l’Homme l’avait décidé pour moi.
Cette fois il a fait de moi un soutien pour ces vieilles personnes, comme celles qui aimaient raconter des histoires jadis. J’ai compris quelle place je pouvais prendre dans la vie de ces vieillards, quand l’un deux a été si fier que son fils y grave un joli dessin : huit feuilles de vignes, qui serpentaient le long de mon côté, de mon pommeau jusqu’à mon premier tiers...
Cette sculpture avait une signification particulière pour lui et ses descendants….
Quelques années plus tard, je suis devenu un joli ornement, guère plus.
Et aujourd’hui....
Las..., je suis là..., dans ta main..., insignifiante..., amputée..., réduite à....
Regarde ce que je suis devenue : une pauvre petite cheville, tellement changée, si diminuée, la pauvre partie de cette canne...fracturée...abîmée...
Que puis-je réaliser de grand maintenant, telle que je suis ?
A quoi puis-je servir ?
Quel peut être mon destin ?
Va, fais ton travail, je suis prête.... »
Alors le petit apprenti approcha tout prêt de lui cette petite cheville, et lui murmura a l’oreille, doucement, imperceptiblement....
« Regarde...regarde bien....tu vois....là-bas, tu comprends... ?... Approches-toi de plus près et pose ton regard sur cette place...toute spéciale...pour toi... »
Alors ... de mémoire de jeune apprenti, l’on ne revit plus jamais une petite cheville sourire et se glisser avec autant de plaisir, non dissimulé, dans la place qui lui était destinée....